Que l’on vive à Mayotte ou en Union des Comores, on a forcément entendu parler des kwassa-kwassas, ces barques de pêcheurs qui traversent le bras de mer d’une soixantaine de kilomètres séparant Mayotte d’Anjouan, l’île comorienne la plus proche. A son bord, des dizaines de personnes pour des embarcations prévues pour douze. Récit d’une traversée.
La quasi impossibilité pour un Comorien d’obtenir un visa pour venir à Mayotte, donc en France, est à l’origine de ce qui est devenu un moyen de transport presque ordinaire pour des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants chaque année. Que cachent ces liaisons dangereuses ? Comment fonctionne ce mode de transport presque devenu un folklore local ? Comment s’organise un voyage ? Récit d’une traversée qui fait des dizaines de victimes chaque année.
Faux-départs
La nuit est presque totale sur Mutsamudu, capitale de l’île d’Anjouan. Dix-neuf heures. La voiture nous emmène à travers les rues sombres à la recherche d’un contact qui nous permettra d’embarquer, cette nuit même, peut-être…
Première halte : «Abdou!». Le cri résonne dans la nuit, mais reste sans réponse. Abdou est absent. Nous repartons vers un autre quartier, un autre «contact». Sans succès. Finalement, c’est à deux pas du port que nous trouverons celui qui va nous aider dans notre quête peu banale : trouver une place dans un kwassa-kwassa qui nous permettra de rejoindre Mayotte. Cet étrange voyage va nous faire pénétrer un monde non moins étrange, celui d’une économie illégale qui se développe au grand jour, une économie illégale mais florissante. Paradoxalement, tout le temps que durera cette «opération», nous n’aurons ni la sensation malsaine à laquelle on pourrait s’attendre dans ce type d’activité, ni la sensation de courir un quelconque danger, pourtant bien présent. Au lieu de cela, nous avons l’impression d’utiliser un moyen de transport tout à fait ordinaire avec ses règlements, son administration… ses tarifs : pour de nombreux comoriens, le kwassa-kwassa est en effet devenu un moyen de transport «classique», utilisé plusieurs fois par an par certains pour se rendre à Mayotte.
L’homme qui nous servira de guide, que nous appellerons Oussouf pour ne pas révéler sa véritable identité, approche de la quarantaine. Son visage jovial est surmonté d’une casquette de base-ball légèrement de guingois. Sa tenue, short et t-shirt rose bonbon, nous le rendent immédiatement sympathique. Il va veiller sur nous comme à la prunelle de ses yeux, se sentant investi d’une mission à laquelle il ne se donne pas le droit de faillir et ne trouvera assurément le repos que lorsqu’il verra la barque qui doit nous emmener disparaître à l’horizon. L’arrivée à Mayotte ne fait cependant pas partie de son champ de responsabilité. Il passe immédiatement plusieurs coups de téléphone et se tourne enfin vers nous : «C’est bon, il y a un départ ce soir à vingt-et-une heure à Domoni». La précision de l’heure et son assurance pour la donner nous étonne : les lignes régulières sont déjà incapables de respecter un horaire, alors qu’attendre de ce genre de transport en terme de ponctualité? Toujours est-il qu’en quelques minutes, nous nous retrouvons dans un taxi en route pour Domoni, sur la côte Est de l’île.
Une heure plus tard, l’attente commence au bord de la plage du Manguier à la sortie nord de la ville. C’est une petite crique fermée par un banc de rochers, permettant aux barques de trouver un abri sûr. Malgré l’heure tardive, il y a foule. Une bonne centaine de personnes qui parlent, discutent, commentent… Nous apprenons rapidement qu’une barque, partie dans la journée faire un premier voyage, est attendue pour une seconde rotation. Effectivement, son retour était prévu vers vingt-et-une heures…
Peu avant minuit, Oussouf vient nous chercher : la barque n’est toujours pas rentrée et nous ne partirons pas ce soir. L’heure de la marée est passée. Nous reprenons la route de Mutsamudu. Oussouf nous hébergera pour la nuit. Nos arrivons chez lui et pénétrons dans «la» chambre de la maison : le soir venu, des matelas sont étalés par terre. Les enfants s’entassent pêle-mêle sur l’un d’eux, dans le sens de la largeur. Nous refusons énergiquement de perturber l’organisation familiale et insistons pour nous installer sur la terrasse. Elle n’est pas très large mais suffira. De plus, elle donne sur la mer : le bruit du ressac nous bercera!
L’attente
Au lever du jour, nous reprenons la route de Domoni. L’attente reprend. Une heure, deux heures… Oussouf apparaît de temps en temps, semblant très affairé, courant de droite et de gauche. Nous ne comprenons pas tout ce qu’il se passe, mais nous avons confiance en lui… Il revient, un sourire triomphant aux lèvres : «Vous partez à dix heures ! Deux heures après, vous serez à Mayotte». Si l’homme nous inspire confiance, nous sommes devenus beaucoup plus réservés sur ses promesses et prévisions, souvent optimistes. Quant aux deux heures de traversée, elles sont mathématiquement impossibles. Vers midi, une barque arrive, la foule se rapproche. Fausse alerte : ce n’est qu’un pêcheur. Une volée de gamins virevolte autour de la barque et la vide de son contenu en quelques minutes. La pente douce qui plonge dans l’eau ne tarde pas à rougir du sang des poissons vidés sur place, les entrailles flottent à la surface de la mer, s’éloignant doucement de la côte…
En début d’après-midi, une autre barque accoste. Deux hommes à bord. C’est la bonne. Ils démontent un moteur et le dépose sur la plage. Nous apprenons qu’il donne des signes de fatigue. Il se retrouve rapidement les tripes à l’air, des pièces éparpillées alentour. Nous assistons à cette opération à cœur ouvert, un peu inquiets de voir traîner des organes vitaux dans le sable. Après remontage, toutes les pièces ont cependant retrouvé leur place.
La barque s’élance vers la pleine mer afin de tester les moteurs. Une demi-heure plus tard, ils semblent avoir donné satisfaction et nous pouvons embarquer dans une cohue indescriptible : une seule barque au départ et des dizaines de candidats… Celui qui apparaît comme le «chef de barque», dresse la liste des passagers qui embarquent sur un petit carnet. Cette marque d’organisation n’est pas sans nous étonner. Il existe donc un inventaire précis de ces départs illicites! Nous freinons l’embarquement des passagers en nous imposant : nous avons négocié un nombre maximum de passagers fixé à une dizaine et nous approchons déjà de la vingtaine! Le temps de parlementer avec le propriétaire de l’embarcation nous amène à vingt-trois passagers.
Le prix du passage est modulé par le nombre de personnes embarquées : moins il y a de passagers, plus le prix est élevé. Seule constante, la barque ne partira que lorsque le total des sommes payées passera la barre des mille cinq cent euros. Pour notre part, nous avons négocié à cent euros par personne, ce qui est un prix «moyen». Un jeune, peu fortuné, attend sur cette même plage depuis une semaine qu’une place «bon marché» soit disponible. Il partagera probablement le voyage avec plus de trente personnes, même si les «passeurs», sensibilisés par le décompte des victimes recensées chaque année, ont récemment décidé de limiter le nombre de passagers par embarcation qui dépassait jusqu’alors la quarantaine.
Une vieille femme tente de monter à bord. Elle fait le grand écart entre les rochers et le rebord de la barque. L’image pourrait paraître cocasse. On nous demande si nous acceptons qu’elle monte. Difficile de refuser. Le pilote met les gaz, au risque de faire chuter ceux qui tentent encore de s’imposer. Un virage sur l’aile pour éviter le banc de rochers, nous prenons la mer. Nous faisons à peine quelques centaines de mètres avant qu’un des deux moteurs tombe en panne. Il est impensable de partir avec un seul moteur. Outre la durée de la traversée qui s’en trouverait considérablement allongée, on ne peut prendre le risque d’une autre panne sur le second moteur en pleine mer… Nous débarquons, dépités.
Le moteur incriminé se retrouve de nouveau sur le plage. Il faut changer une pièce. Ousssouf est mis à contribution : il repart sur Mutsamudu à la recherche de la pièce… Deux heures plus tard, il est de retour, bredouille. Il faut trouver une autre solution. Un des pilotes disparaît, revenant un long moment plus tard avec un autre moteur, rapidement installé à l’arrière de la barque. Essais en mer, réglages…
La nuit est tombée. Nous réembarquons dans la même confusion. L’obscurité qui nous enveloppe alourdit l’atmosphère angoissante planant sur la barque. Personne ne dit mot. Le ronronnement des moteurs entrecoupé par le fracas des vagues le long de la coque couvre à peine le mutisme des passagers. Un silence contrastant étrangement avec l’agitation qui régnait sur la plage au moment du départ.
A moins d’un kilomètre de la côte, le nouveau moteur hoquète avant de s’arrêter. Un des deux pilotes tente de le redémarrer. Il repart. Quelques centaines de mètres. Nouvelle panne. Inutile d’insister, nous regagnons la plage avec un seul moteur. Tout le monde débarque. Désappointés par ce nouvel échec, nous sommes malgré tout presque soulagés : nos »pilotes » semblent vraiment manquer de professionnalisme et n’inspirent aucune confiance.
Nous voilà revenus au point de départ, sur une plage plongée dans les ténèbres, nos sacs à la main et sans un sou : nous avons laissé nos derniers francs comoriens à Oussouf qui nous a fait remarquer, très judicieusement -pour lui- que nous n’en avions plus besoin.
Le côté rassurant des Comores, c’est que s’il y a toujours des imprévus, il se trouvera toujours quelqu’un pour apporter une solution. Oussouf étant reparti, croyant sa mission terminée, nous ne connaissons plus personne dans le village. Sans avoir à formuler la moindre demande, un homme s’approche de nous et nous enjoint de suivre une femme. Nous la suivons à travers les ruelles sombres de la médina de Domoni, longeant des maisons d’où s’échappent une lumière chiche, mais suffisante pour guider nos pas. Après avoir contourné une mosquée, on nous fait pénétrer dans une cour au fond de laquelle s’ouvrent deux portes. L’une d’elle s’ouvre sur un intérieur bourgeois typique des Comores. Un canapé aux épais bras de bois vernis et au tissu voyant. Une table coincée dans un coin sur laquelle est posée l’inévitable bouteille thermos. Un meuble étroit sur lequel est posée une chaîne hi-fi et l’incontournable téléviseur. Nous nous installons devant deux verres de jus de fruit frais et un repas ne tarde pas à nous être servi. Un repas d’exception qui ne se limite pas au traditionnel plat de riz local, mais nous propose salade, poisson, pain, beurre, confiture : le grand luxe à Anjouan! La discussion porte sur des banalités, mais échangées dans un tel climat de chaleur humaine qu’elles en prennent toute leur valeur. Sur la terrasse de la maison, des matelas et toute une famille s’installe pour une nuit à la belle étoile. Une question vient logiquement à l’esprit : comment font-ils quand il pleut ?
Pour nous, dans l’immédiat, une autre question reste en suspens : parviendrons-nous à partir? Nous nous endormons sur cette question. Et bien d’autres.
Deux nuits ont passé et nous sommes toujours à Anjouan. A l’aube du troisième jour, nous retournons sur notre plage, désabusés et désespérant de pouvoir quitter un jour cette île pour rejoindre Mayotte. En fin de matinée, un homme s’approche de nous. Jusqu’à maintenant, personne ne nous avait posé la moindre question. Pourtant, deux wazungus* au milieu de tous ces candidats à l’immigration clandestine, ça a de quoi étonner! Les Comoriens sont des gens discrets, respectueux de l’intimité de l’autre, surtout s’il fait partie de ces étrangers aux mœurs si étranges parfois. Pas une question. Et puis cet homme qui vient vers nous, exhibe furtivement une carte : «Police ! Vos passeports ! Qu’est-ce que vous faites là ?». Nous sommes à peu près persuadés que la carte est fausse, mais comprenons également la curiosité légitime de cet homme qui veut probablement assouvir la curiosité de tout un groupe pour qui il fait office de porte-parole. Il semble satisfait de notre réponse et s’éloigne, probablement pour «faire son rapport».
Oussouf réapparaît, prévenu on ne sait comment de notre départ avorté. Il est toujours aussi affairé, virevoltant d’une ruelle à l’autre, comme un gros oiseau bavard. Midi approche quand il vient nous chercher. Assis sous le manguier de la plage, nous avons passé la matinée à regarder la vie de cette crique, le ballet des barques, oubliant même que nous avions à partir, décidés de remettre notre sort entre les mains de Oussouf.
Une voiture nous emmène à Bambao, quelques kilomètres plus haut, sur la route de Mutsamudu. Finalement, le départ devrait avoir lieu sur une longue plage posée à proximité du village. De vieilles bâtisses finissent de se désagréger à quelques pas de la mer. L’endroit est isolé et cependant une foule invraisemblable s’est regroupée par paquets d’une petite centaine de personnes : ceux qui restent sont venus accompagner ceux qui partent. Plusieurs barques sont à l’eau. L’une d’entre elles vient de revenir, elle n’est pas arrivée à franchir les hautes vagues qui barrent l’accès à la pleine mer. Ses propriétaires ne voudront pas prendre le risque de repartir. Peu rassurant sur l’état de la mer. Nous patientons un moment, assis sur une pierre à proximité de la plage, évitant de nous éloigner de peur de nous faire «griller» la place. Nous nous étonnons de la foule et du nombre de barques prêtes à partir. «C’est comme ça dans tous les villages de la côte qui donne sur Mayotte quand la mer le permet. Une dizaine de villages…Et il y a autant de monde qu’ici !» Un rapide calcul nous amène à un chiffre vertigineux. Même en divisant par deux tous les chiffres : nombre de villages, nombre de barques, nombres de jours, nous atteignons un total de 90.000 voyageurs par an! 500 par jour! pour une moyenne de vingt-cinq personnes par barque, ce qui semble plutôt être un minimum. Rappelons que la population d’Anjouan tourne autour de 300.000 habitants. Preuve, s’il en était besoin, que la plupart des «clandestins» qui arrivent en kwassa-kwassa ne restent à Mayotte que dans une très faible proportion! Si ce n’était pas le cas, Anjouan se serait vidée de ses habitants en moins de trois ans…
Le départ, enfin
Entrant dans l’eau et au prix de quelques acrobaties, nous parvenons à prendre place dans la barque qui se remplit. Nous n’avons même plus l’énergie pour protester quand le nombre de passagers dépasse la vingtaine. Vingt cinq personnes embarqueront, plus les deux pilotes et… deux énormes bidons emplis d’essence posés vers l’arrière. Une fois les bagages entassés au fond de la barque, il ne reste guère d’espace pour se bouger, à peine un mouvement de droite et de gauche pour déplacer la barre qui nous rentre dans les fesses à la perpendiculaire. Tout ce petit monde est disposé au fond de la coque, les pieds vers le centre, coincés entre et même sous les bagages. La barque est une simple coque Yamaha, équipée de ses deux moteurs et ne dispose d’aucun équipement : ni compas, ni radio, pas même une petite boussole de poche. Quant aux bouées ou aux gilets de sauvetage, rien que l’idée prête à sourire.
Le silence qui règne est encore plus pesant que la veille. L’étrave de la barque parvient à fendre les hautes vagues. Le premier obstacle est franchi. Nous avons embarqué une majorité de femmes. Au moment du départ, elles entament les traditionnelles prières qui précèdent tout déplacement aux Comores tout comme à Mayotte. C’est là que l’inquiétude commence à gagner. Ces prières sont censées apaiser les craintes du départ ; chez nous elles ont l’effet inverse et nous rappellent plutôt le « Plus près de toi, mon Dieu ! » entonné par les infortunés voyageurs du Titanic. L’angoisse est palpable chez tous les voyageurs qui restent muets comme des carpes pendant une bonne paire d’heures. Il n’y aura jamais une ambiance folle à bord de l’embarcation, mais les langues se délieront un peu lorsque le groupe sera accoutumé au confort incertain de l’installation. Les discussions portent fatalement sur les raisons de la présence de chacun sur cette barque perdue au milieu de l’océan. « Je vais rendre visite à ma famille », « Je viens me faire soigner », « J’étais parti à Anjouan voir ma famille », « Je vais voir ma femme et mes enfants »… Quelques-uns sont quand même venus tenter l’aventure mahoraise pour la première fois, espérant trouver un emploi.
A l’arrière de la barques, les deux maîtres de cérémonie se tiennent raides de chaque côté des deux énormes moteurs de quarante chevaux qui nous propulsent. Engoncés dans leurs cirés kaki, leur calme assurance démontre leur « professionnalisme ». Ils n’en sont pas à leur coup d’essai et démontre, si besoin était, qu’avant tout il faut choisir celui qui sera à la barre pour la traversée. Pas un sourire, juste quelques paroles avares pour donner des ordres brefs, secs : « Met-toi là », « Pousse-toi », « Non, pas par là ! ». Leurs regards sont perdus sur l’horizon. Anjouan s’estompe dans la brume de fin d’après-midi. Les sommets disparaissent dans les nuages qui couvrent toujours l’île. La mer, sans être vraiment agitée, est loin d’être une flaque d’huile. Les mouvement saccadés de la barques ne tardent pas à faire leur effet sur l’une des passagère qui n’a pas le temps, ni l’aisance, de se retourner : le fond de la barque est maculé. Une de ses voisines a la présence d’esprit de se saisir de l’écope et de la lui tendre, limitant ainsi les dégâts. Le vent de la vitesse a tôt fait de disperser l’odeur. L’estomac enfin vide, la malheureuse se recroqueville, la tête posée sur les genoux : la traversée ne fait que commencer, son calvaire également.
Alors que l’ombre de Mayotte commence à se deviner, un bateau apparaît entre deux vagues. Sans autre information à son sujet, les pilotes demandent aux voyageurs de s’aplatir au fond de la barque. S’agit-il d’un bateau de la PAF, la police aux frontières ? Guère facile de prendre encore moins de place. Les moteurs ralentissent. Rien ne dépasse de la coque. Un observateur lointain ne verrait que les deux « pêcheurs » à la barre, d’autant que la lumière commence à baisser. Lorsque tout danger est écarté, tout le monde se redresse, rassuré.
La nuit est venue complètement alors que Mayotte émerge de temps en temps au-dessus des vagues les moins hautes. Au beau milieu du bras de mer, les moteurs sont stoppés afin de faire le plein des réservoirs. Les mouvements de la barques compliquent l’opération, mais les pilotes sont accoutumés à ces ravitaillements en vol.
L’arrivée
Une guirlande de lumières flotte maintenant à l’horizon. La silhouette de Mayotte se confond avec la nuit. Seules ces lumières donnent une vague idée de la distance qui nous sépare de l’île. Nous n’avons aucune idée de l’endroit où nous nous trouvons : côte Est ? côte Ouest ? côte Nord ? Impossible de savoir. De même qu’il nous a été impossible de savoir à quel endroit nous allions pouvoir poser pied à terre : méfiance ? Mais nos pilotes, eux, savent parfaitement où ils en sont, sans avoir recours à la moindre carte…
Soudain émerge la ligne de lumières rouges qui caractérise Petite Terre. C’est donc là que nous allons accoster. L’absence de lumière sur cette partie de la côte nous surprend. Nous touchons terre alors que nous avions encore les yeux rivés sur des lumières lointaines qui nous semblaient-il, marquait la côte.
Tout s’agite alors dans la barque. Chacun se charge de ses paquets et saute dans l’eau. Une surprise douloureuse alors que nos pieds se posent sur des coraux. Nous ne savons toujours pas où nous sommes avec précision. Nous entendons bien le ronronnement de la centrale électrique des Badamiers, mais cette indication reste vague, ne nous donnant aucune piste sur la direction à prendre. Nous nous retournons pour tenter une petite question à nos «pêcheurs» : ils ont déjà repris la mer, déjà avalés par la nuit.
La nuit noire, sans lune, n’aide guère à guider nos pas. Le groupe s’est rapidement enfoncé dans la végétation sans trop savoir où se diriger. Maintenant, c’est chacun pour soi. Nous repérons la crête qui entoure le lac Dziani. Un sentier en fait le tour. En théorie, il suffit d’escalader le flanc de l’ancien volcan pour le rejoindre. Plus facile à dire qu’à faire. Ronces, broussailles, clôtures, obscurité totale : tout est fait pour nous empêcher d’atteindre notre but. Finalement, nous tombons sur une petite route. Le groupe s’est complètement disloqué, atomisé. Nous ne sommes plus qu’à trois. Où conduit cette route? Probablement à la centrale. Nous nous guidons au bruit, puis très rapidement aux aboiements peu avenant d’un chien qui doit en protéger l’accès. Peu rassurant en plein nuit, sans possibilité de savoir d’où va venir l’éventuel danger. Finalement le chien est derrière des grilles. Nous sommes donc hors de portée de ses crocs.
Bientôt, les véhicules commencent à circuler sur la route. Il ne reste qu’à attendre un taxi ou à faire du stop, ce qui est plus sûr. A cette heure avancée de la soirée les taxis se font rares. En prenant place dans la voiture qui finit par nous prendre, nous avons le sentiment de changer d’univers en retrouvant le confort de sièges rembourrés. Que sont devenus nos compagnons de voyages? Envolés! Nous ne les rencontrerons même pas sur la barge qui nous ramène en Grande Terre. Éparpillés sur l’île, ils sont allés reprouver leur famille, des amis… en attendant de retourner chez eux, dans deux ou trois semaines, à moins qu’ils ne soient pris dans une rafle et renvoyés manu militari par le prochain bateau en partance pour Anjouan, sur une ligne régulière cette fois-ci…
Depuis 1994, date de la mise en pratique du visa préalable à l’entrée sur le territoire de Mayotte, les traversées en kwassa-kwassa font autour de cent cinquante morts par an, majoritairement des femmes et des enfants qui ne savent pas nager…
Tous les Comoriens ne sont pas attirés par l’Eldorado que représente Mayotte. Anasse a des attaches à Mayotte : famille, amis… Souffrant d’une maladie que l’indigence des moyens sanitaires à Anjouan ne permet pas de diagnostiquer avec précision et encore moins de traiter. Quand on on lui demande pourquoi il ne vient pas faire un petit tour à Mayotte, ne serait-ce que pour se faire examiner, comme nombre de ses compatriotes, la réponse est nette, cinglante : «Je ne veux pas venir par la petite porte. Si l’on ne veut pas de moi, je reste chez moi !».
«Base» est directeur d’école à Bambao. Même si le versement des salaires est irrégulier, sa vie est là et il n’a nullement l’intention d’émigrer vers Mayotte. Pourtant, il a une femme qui y vit, de façon tout à fait légale : n’est-il pas légitime qu’il ait besoin de lui rendre visite régulièrement ? Pour lui, il n’existe pas d’autre solution que de venir en kwassa-kwassa, illégalement. Il fait le voyage au moins deux fois dans l’année. Il n’est pas isolé : l’éclatement des familles comoriennes, la polygamie font que rares sont les familles mahoraises qui n’ont pas au moins un membre de leur famille sur l’une des autres îles.
Eric Trannois – mars 2003
* Wazungu : étrangers.
NOTE : Aucune photo n’a été prise durant cette traversée : il semble superflu de préciser que les « intervenants » ne tenaient pas à se faire connaître.
Autres galeries autour de l’océan
A bord du Gombessa
Orage sur le lagon
Coques en stock
Mayotte – Anjouan en kwassa :
La Grande traversée