Mayotte | Lundi 24 novembre 2011 (chapeau ajouté en 2019)
En novembre 2011, Mayotte était secouée par la pire crise sociale de son histoire, certainement détrônée depuis, tant les tensions sont fortes et les explosions récurrentes. Elle restera comme la « crises des mabawas », du nom mahorais des ailes de poulets dont le prix sert d’indicateur économique. Rien que le fait que la viande la moins chère qui soit, serve d’étalon sur « l’Île au lagon » en dit long sur le niveau de vie.
La « crise des mabawas » a finalement peu à voir avec un problème de vie chère. Ce thème a été choisi par référence au mouvement de Guadeloupe de 2009, mais il masque une autre réalité bien plus dérangeante pour ceux qui sont en réalité responsables de ce mal être des Mahorais qui se rendent compte qu’on les a bernés pendant cinquante ans.
La graine qui donnera naissance au mouvement des mabawas et à bien d’autres, soyons en certains, a été plantée en 1958 quand les chefs politiques locaux ont commencé à revendiquer le statut de département pour Mayotte. Après le référendum de septembre 1958, les Comores choisissent d’adopter le statut de territoire d’outremer. Seuls les quatre conseillers de Mayotte optent pour le statut de département par une motion qui ne sera même pas mise aux voix. Le 2 novembre 1958 est créé le »congrès des notables de Mayotte » qui revendique officiellement, pour la première fois, le statut de département pour Mayotte.
L’histoire revisitée autant par les édiles locaux que par l’état évoquent souvent la légendaire »francophilie » des Mahorais. En fait, elle est comme toutes les légendes et c’est Younoussa Bamana qui la définissait le mieux et beaucoup plus prosaïquement quand il disait que « tant qu’à être colonisés, autant que ça soit par un pays riche » pour expliquer -en partie- le refus de l’élite politique mahoraise de rejoindre les autres îles des Comores dans l’indépendance.
C’est donc dès le début du »combat » -combat contre qui?- pour la départementalisation qu’a commencé la grande arnaque consistant à faire croire à un peuple crédule -la première école maternelle a été construite à Mayotte en 1993- qu’il suffisait d’être département français pour que l’argent se déverse dans les poches des Mahorais. Sans contrepartie. Pour preuve, cette réponse faite devant les caméras de Télé Mayotte peu de temps avant la consultation de 2009, par un Mahorais de la rue interrogé sur la mise en place prévisible des impôts locaux : « si on nous donne de l’argent, ce ne sera pas un problème [de payer des impôts]».
Une révolution culturelle
Encore aujourd’hui, rares sont les Mahorais -abstraction faite de ceux qui ont vécu en métropole et qui sont d’ailleurs bien mal accueillis à leur retour à Mayotte- qui ont une vision objective de ce que représentent la départementalisation et un système social français déjà bien mis à mal depuis 1974, date à laquelle ont coïncidé l’indépendance des Comores et la première crise du pétrole qui deviendra rapidement tout simplement »la crise » et dont nous ne sommes jamais sortis depuis. Le système social français n’est plus ce qu’il était, mais personne n’en a averti le peuple mahorais.
Dès la mise en chantier des modifications institutionnelles à Mayotte après la consultation de 2000, organisée par le gouvernement Jospin, qui prévoyait la départementalisation dans les dix ans, les Mahorais ont commencé à voir leurs traditions et culture de plus en plus amputées et remplacées par des concepts et des modes de fonctionnement nouveaux pour eux et à l’opposé de leurs pratiques ancestrales. L’entraide et la communauté laissent place à l’individualisme occidental, la transmission autant culturelle que morale entre générations ne se fait plus, par exemple. Si au moins cette période avait été mise à profit pour organiser le débat, mettre tous les éléments sur la table afin que les électeurs puissent se prononcer en toute connaissance de cause! Mais le silence et le mensonge, l’entretien du fantasme et des idées fausses ont perduré et gare à celui qui osait émettre des réserves! Il était aussitôt taxé d’ennemi de Mayotte, car, c’est bien connu, Mayotte n’est constituée que de départementalistes. Ici règne « l’homogénéité obligatoire », comme la nomme Alain Finkielkraut², alors que pour Yves Salesse (3), « affirmer une opinion différente est déjà signe d’irrespect et de marginalité ». Ce mutisme devenait tellement gênant que le préfet Denis Robin sera obligé de monter au créneau en organisant une tournée des villages en janvier 2009, quelques semaines avant la consultation du 29 mars (boudée par 39% des électeurs inscrits alors qu’on aurait pu s’attendre à une participation record) pour tenter en quelques minutes d’expliquer ce qu’était réellement la départementalisation. Mais il était déjà trop tard. Comment, en si peu de temps, combler tant d’années de silence et de mensonges, d’autant que sa parole de m’zungu était peu entendue. Les Mahorais n’ont pas une grande confiance dans la parole des wazungu, ce qu’on ne peut leur reprocher tant les tergiversations des gouvernements successifs à propos du statut de Mayotte ont été nombreuses et floues. On le voit encore aujourd’hui quand le président du conseil général, Daniel Zaïdani, »récuse » -à quel titre?- l’actuel préfet comme « interlocuteur crédible et audible » entre les importateurs et les syndicats.
Et puis la départementalisation est arrivée. Les élus mahorais sont montés à Paris pour signer le « Pacte pour la départementalisation de Mayotte » une sorte de contrat entre Mayotte et l’état français. Ils l’ont signé sans rien discuter de son contenu, de peur que cela retarde l’échéance tant attendue. Peut-on imaginer signer un contrat, avec un gouvernement de surcroît, sans même le discuter? Cela répondait à la logique du « prenons ce qu’on nous donne, on discutera après » chère au monde politique mahorais. Très peu contesteront ce pacte. Saïd Omar Oili le fera et sera bien évidemment immédiatement étiqueté »anti départementaliste » au nom du principe de »celui qui n’est pas avec nous est contre nous ».
Seulement, pour le gouvernement Sarkozy, un contrat est un contrat et la ministre de l’outremer, Marie-Luce Penchard, ne manquera jamais de se référer à ce pacte, « tout le pacte, rien que le pacte », se plaît-elle à répéter depuis. Contrairement à ce que pourraient faire croire les tee-shirts qui se promènent encore à Mayotte arborant le slogan « Sarkozy le père de la départementalisation », Sarkozy n’est pas particulièrement »mahoraiphile ». Faut-il rappeler que durant sa campagne de 2007 à la Réunion, il avait refusé de venir à Mayotte qui l’attendait, pleine d’espoir? Comme tous ceux qui se sont succédés à l’Élysée depuis 1974, il a hérité du dossier de Mayotte comme d’une patate chaude et il essaie de »faire avec », davantage pour respecter la parole donnée du bout des lèvres par la France il y a 35 ans, que par conviction.
La départementalisation nécessitait des aménagements profonds dans une législation mahoraise assez floue, faite de lois qui »s’appliquent à Mayotte » ou »ne s’appliquent pas à Mayotte ». Pour accéder au statut de département, il fallait quelques pré-requis, comme le foncier et l’état-civil. Si la réforme de l’état-civil n’a pas rencontré d’opposition de la part des Mahorais, même si elle n’a jamais été achevée (de nombreux Mahorais sont encore aujourd’hui virtuellement apatrides), celle du foncier s’avère nettement plus critiquée. Et le mot est faible. Comment faire comprendre, par exemple, à quelqu’un qui occupe un terrain en bord de mer depuis des décennies, voire des générations, que ce terrain ne lui appartient plus, mais fait partie du domaine de l’état? Qui avait parlé aux Mahorais de cette loi des »pas du roi » qui a réussi à traverser les révolutions françaises et les océans pour s’appliquer aussi dans les DOM, même avec une diminution de son étendue pour tenir compte de l’insularité? Qui a expliqué aux Mahorais qu’elle faisait partie du package départementalisation? Sur une île volcanique de 374 km² où les terrains plats se trouvent majoritairement sur le littoral, ce »détail » avait pourtant son importance.
Les élus qui ont signé le Pacte les yeux presque fermés ont cependant lu un mot qui a retenu toute leur attention : « adaptée ». Ils pensaient avoir trouvé LA solution. L’adaptation consisterait à supprimer du statut tout ce qui dérangerait. L’adaptation a ses limites et l’on se rend compte aujourd’hui qu’elles sont atteintes ou proches de l’être.
Le conflit social que traverse Mayotte en ce moment repose presque entièrement sur un seul mot : « frustration ». Frustration d’une consommation naissante dont les Mahorais ont peur d’être exclus et frustration devant le statut de département qui ne répond pas à leurs attentes, à leurs croyances pour être plus exact, tant ces attentes relèvent du fantasme irréalisable. Sophie Blanchy1, anthropologue, ne dit pas autre chose quand elle affirme que « l’état du département n’est pas ce à quoi ils s’attendaient, ce qu’on leur avait promis » dans les colonnes du Nouvel Observateur de ce 20 octobre.
Il met également en lumière d’autres malaises. Combien de fois a-t-on pu entendre les élus mahorais demander à ce qu’on fasse «fonctionner la solidarité nationale »? Dans les deux sens? serait-on tenté de demander. Les Mahorais attendaient une manne venue de l’état à ce titre, et pour l’heure, ils voient que la présence de l’état français «se manifeste surtout au quotidien par la présence policière», comme le remarque Sophie Blanchy, qui si elle ne s’adresse pas à eux directement -26.000 reconduites à la frontière l’année dernière-, impacte malgré tout leur quotidien. Les Mahorais ne peuvent sortir sans leurs papiers, au risque de se retrouver «à la police pendant plusieurs heures, pour qu’ils vérifient» qu’ils sont bien français, comme nous le dit Marianne, une habitante de Chirongui. Personne ne peut être à l’aise dans ce climat de »chasse à l’homme » perpétuelle, surtout quand le chassé est un frère, un cousin, un ami. Absolument personne. Certes, ce sont les élus mahorais qui ont demandé et obtenu ce visa Balladur, mais ce sont les Mahorais « d’en-bas » qui subissent ce désagrément. « Désagrément », parce que ce n’est évidemment rien en comparaison du traitement réservé aux expulsés, considérés comme des délinquants indignes de respect.
Enfin, et c’est probablement le malaise le plus difficile à accepter et à mettre sur la table, la petitesse du territoire et la proximité des autres îles, mais également les liens familiaux très étroits qui existent entre elles, y compris Madagascar, font que Mayotte ne pourra continuer très longtemps à vivre dans une bulle qui a pour limite la barrière de corail. Ce conflit a enfin mis en évidence que si l’on voulait résoudre au moins en partie ce problème de vie chère, il fallait commercer avec nos voisins, Madagascar et l’Union des Comores. Certains n’ont plus peur d’évoquer cette possibilité de faire venir les tomates d’Anjouan plutôt que de Marmande -des initiatives privées ont commencé ce travail- et le bœuf de Madagascar plutôt que du Brésil. Mayotte est dans la rue pour protester contre la vie chère, mais le zébu mahorais se vend entre 12 et 20 euros le kilo, au bord de la route, au moins aussi cher que la viande importée du Brésil, mais sans frais de port, de structures ni de distribution. Celui de Madagascar est en vente au détail sur les marchés malgaches pour quelques euros.
Assez sournoisement, les conclusions des états généraux de l’outremer préconisaient, pour faire baisser les prix, de favoriser le marché régional face aux importations lointaines, mais la législation continue à favoriser les entreprises françaises, éventuellement européennes, par différents artifices, les plus pratiques étant ceux de l’hygiène et des normes. Un obstacle pourtant facilement surmontable, pour peu que la volonté soit là.
Comme on peut le voir, on est très loin du prix des mabawas et il serait utile, pour espérer un avenir serein de Mayotte, de regarder les cactus qui se cachent sous ces mabawas. Tant que l’on n’aura pas posé les vrais problèmes sur la table, Mayotte souffrira d’accès de fièvre périodiques, chaque fois plus violents, chaque fois plus nauséabonds dans les méthodes utilisées et les débordements.
1 – Sophie Blanchy est l’auteur, entre autres, de »La vie quotidienne à Mayotte », éditions L’Harmattan – 1990
2 – »La défaite de la pensée », Alain Finkielkraut, 1987.
3 – Yves Salesse, »L’illusion de la France », éditions l’Harmattan, 1995. Le texte, écrit en 1990-1991 est particulièrement prémonitoire.